Analyse et réflexion critique de la politique globale des routes en France (et en Alsace).

Difficile exercice d’analyser la politique globale des routes, tant le sujet est complexe. A l’occasion de la Fête des Alternatives qui s’est déroulée le 4 mai à Sélestat, Bruno Dalpra a posé les bases de cette analyse durant la conférence-débat consacrée à La Déroute des routes et aux projets routiers en Alsace.

Bruno Dalpra, membre de GCO NON MERCI
et représentant du collectif au sein de la Déroute des Routes

Pour comprendre de quoi on parle, il faut recontextualiser les enjeux.

Le contexte :

  • la politique des déplacements
  • le transport routier des personnes et des marchandises
  • les nuisances que génèrent le trafic routier

Il y a d’un côté la politique des déplacements dont le transport routier des personnes et des marchandises tient une place majeure et de l’autre, les nuisances que génère le trafic routier, notamment celles des axes à proximité des grandes villes, mais pas que… puisque que ce contexte est lié aussi aux axes logistiques locaux, nationaux et européens.


Par exemple, la vallée rhénane où se situe Strasbourg, se trouve sur l’axe nord-sud européen des flux de marchandises, depuis les ports du nord de l’Europe et en direction de Milan en Italie, via la Suisse – voir le schéma ici.

Pour l’Alsace, GCO NON MERCI parle de couloir à camions.

A l’échelle de la France, une part importante de l’aménagement des axes routiers français tient compte des corridors du fret économique européen. Voir le schéma des corridors ci-contre.






LA QUESTION DU TRAFIC ROUTIER — versus —
AMÉNAGEMENT ÉCONOMIQUE DU TERRITOIRE

Cette saturation des axes à proximité des grandes villes — on devrait être plutôt dire : à proximité des zones urbaines qui comprennent les petites, moyennes ou grandes villes — est surtout et avant tout un problème de trafic routier. Un flux de véhicules crée une congestion à un endroit donné, avec un risque accidentogène plus fort et des nuisances aux multiples conséquences pour notre santé.

Pour faire face à ces nuisances causées par le trafic routier, la réponse politique par défaut est de mettre en place de nouvelles routes, de créer des contournements (ou rocades), de mettre en 2×2 voies les routes nationales et ou de faciliter l’accès vers les zones logistiques qui se développent dans le pays.

L’exemple du GCO, mis en service en décembre 2021, illustre parfaitement ce type de politique. Le contournement ouest de Strasbourg a été vendu à l’opinion publique par les élus de l’époque, comme une solution pour désengorger l’autoroute A35, devenue la M35, au niveau de l’Eurométropole de Strasbourg. Or, la réalité de son usage montre que l’A355 (le GCO) n’a pas amélioré les déplacements dans le bassin strasbourgeois, mais à faciliter le flux des camions en transit -[1] au passage de la capitale alsacienne. Ce qu’avait prévenu GCO NON MERCI, notamment lors des enquêtes publiques environ-nementales.
Aujourd’hui, l’autoroute concédée à Vinci Autoroutes a créé un trafic induit de 8,5 % de véhicules en plus avec un trafic cumulé (A355 + M35) de + 14 000 véhicules par rapport à la seule M35 en 2019 -[2]. Le trafic de camions, par exemple, est passé de 16 500 en 2019 à 21 000 en 2023. Le GCO, c’est un tiers des camions au passage de Strasbourg. La baisse du trafic sur la M35 constaté en 2023 est d’à peine de 2,7 % au point de comptage, au niveau de Cronenbourg. « Tout ça pour ça ! – dit GCO NON MERCI – Et ce n’est pas faute d’avoir prévenu ! ».
Et puis avec le GCO, ce sont aussi plusieurs zones logistiques et ou industrielles en projet : soit la création de nouvelles zones, soit l’agrandissement de zones existantes. Ces projets sont connectés directement au contournement ou indirectement par les autoroutes A4 ou A35. Ce sont des projets comme :

  • La zone logistique et industrielle de Hatten — 54 ha
  • La zone d’activités en projet sur l’ancien hôpital à Hoerdt (parc du Ried) — 40 ha
  • la liaison routière GCO-Entzheim, entre la commune de Duppigheim et l’aéroport d’Entzheim, pour desservir les zones d’activités des communes de Hangenbieten (parc des châteaux), Holtzheim (PANA) et Entzheim (zone aéroportuaire), où des projets d’extension logistique sont en cours — 100 ha

LE DENI POLITIQUE ALSACIEN FACE AUX PROJETS ROUTIERS

En Alsace, il existe une dizaine de projets routiers.

Politiquement quelle réflexion a la collectivité européenne d’Alsace (CeA) face aux enjeux climatiques ?

Sur la question de ces projets, l’idée est surtout de ne rien changer. Tous les projets sont utiles. À la question écrite, posée par Damien Fremont, élu d’opposition au Conseil de la CeA, en octobre dernier — dans le cadre de la planification écologique, quels projets routiers destructeurs allez-vous abandonner ? — « aucun », avait répondu Frédéric Bierry. Les enjeux écologiques et de santé publique ne sont pas la préoccupation majeure du président de la CeA. C’est-à-dire, qu’à aucun moment il y a une volonté de remettre en question les projets en cours. C’est dramatique de constater ce dogmatisme pro-routier. Mais c’est aussi un élément d’une situation plus globale auquel nous sommes confrontés : le rôle de la voiture dans notre inconscient.

Les enjeux écologiques et de santé publique ne sont pas la préoccupation de Frédéric Bierry.

Comment mettre en œuvre une planification écologique optimale sans remettre en question la pertinence des projets routiers alsaciens ? La question n’existe pour Frédéric Bierry. lire la suite

– REVUE DE PRESSE –

L’exemple alsacien n’est pas un cas isolé.

LA DEPENDANCE AU TOUT-ROUTIER : UN CASSE-TETE IDEOLOGIQUE

Touché à la voiture c’est comme remettre en cause notre indépendance individuelle. C’est comme toucher à un droit fondamental. Or, il ne s’agit pas de réduire notre droit à nous déplacer, mais de réfléchir autrement. Il ne s’agit pas d’éradiquer la voiture, mais de penser différemment notre mobilité selon l’endroit où l’on vit. Pour changer, il faut du courage politique et de la pédagogie. Réduire la dépendance à la voiture entraîne mécaniquement une baisse du trafic routier. En le faisant baisser, on réduit les nuisances. Les nuisances c’est quoi ? Ce sont les bouchons, la pollution ou le bruit.

Ici on est sur les déplacements individuels, notamment ceux dit « pendulaires » (domicile-travail) face à la dépendance de devoir utiliser sa voiture alors que des solutions alternatives existes. Bien sûr, il n’y aura pas de solution pour tout le monde. C’est d’ailleurs l’un des casse-têtes en zones peu denses.
A la question des déplacements individuels, il faut aussi considérer le transport des marchandises. Il est nécessaire de relocaliser au plus près des zones de vie et ou de développer ou redévelopper le fret ferroviaire. Ça, c’est la théorie.
Or, nos politiques actuelles ne s’attaquent pas ou peu à la question du trafic routier, en considérant les alternatives comme des solutions par défaut.

« Pour changer, il faut du courage politique et de la pédagogie »

OU COMMENT SORTIR DE LA DÉPENDANCE

Et la santé publique dans tout ça ? En évoquant la santé publique (en référence au déni politique alsacien face aux projets routiers et qui vaut ailleurs sur notre territoire), il faut savoir que le transport c’est un quart des émissions de gaz à effet de serre (GES) en Europe. C’est 32 % pour la France. La part du transport routier représente à lui tout seul, près des trois quarts des émissions pour le secteur des transports. La voiture, quant à elle, c’est les deux tiers des émissions dans le transport routier.

 « L’électrique est l’avenir de la voiture, mais la voiture n’est pas l’avenir de la mobilité »

AURÉLIEN BIGO, CHERCHEUR SPÉCIALISTE DES MOBILITÉS

On voit bien que la route est centrale. Tant pour les déplacements des personnes que pour celles des marchandises et donc, dans l’organisation structurelle et sociale de nos zones de vie, mais qu’il y a aussi des conséquences non négligeables pour notre santé. Bien sûr, on va nous dire qu’avec le développement des véhicules non thermiques la qualité de l’air va s’améliorer. Sauf que le développement de ces véhicules génère des questionnements qui décalent le problème ailleurs. D’autant que ça ne règle pas la question des particules fines — l’un des polluants du trafic routier — et surtout, ça ne règle pas la question du trafic routier lui-même.
Sur la période 2016-2019, Santé publique France estime que chaque année près de 40 000 décès seraient attribuables à une exposition des personnes âgées de 30 ans et plus aux particules fines (PM2,5).
Aurélien Bigo, chercheur spécialiste des mobilités dit : « l’électrique est l’avenir de la voiture, mais la voiture n’est pas l’avenir de la mobilité ». C’est à dire qu’on se fourvoie en imaginant remplacer le parc auto par des véhicules électriques et ou à hydrogène. Face aux enjeux climatiques, il est impératif de réduire le nombre de véhicule, tant pour des questions de nuisances, que de santé publique, mais aussi, à cause des ressources fossiles qui s’amenuisent. Là encore, la réponse politique n’est pas satisfaisante. Le manque de courage politique est un frein, notamment face aux lobbies : le lobby des transporteurs routiers, d’un côté et le lobby des bétonneurs, de l’autre. Parfois même, il y a une certaine collusion entre les élus et ces lobbies.
Les exemples ne manquent pas. Le dernier en date : début avril, le gouvernement a présenté une liste de 424 projets d’envergure nationale ou européenne qui ne seront pas imputés sur les quotas régionaux de zéro artificialisation nette, une loi votée en juillet 2023 qui en principe fixe l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) pour 2050. Sur ces 424 projets, 28 % sont des projets routiers -[3] [4].


Même s’ils représentent 50 % du linéaire en projet, les grands projets autoroutiers sont l’arbre qui cache la forêt. © 2023 LE PARISIEN

LA DEROUTE DES ROUTES FACE A LA POLITIQUE NATIONALE DU TRANSPORT

On en vient à La Déroute des Routes, la coalition nationale qui regroupe une soixantaine de collectifs en lutte contre des projets d’infrastructures routières en France et dont GCO NON MERCI est l’un d’eux.
La coalition a recensé une centaine de projets routiers sur le territoire. Ils pèsent près de 20 milliards d’euros d’argent public -[5]. Au moins 55 sont contestés, selon un décompte réalisé par Reporterre en 2022.
Les médias mettent souvent en avant les projets autoroutiers. Seulement, ils représentent même pas 10 % de l’ensemble des projets. Par contre, c’est vrai, ils représentent près de 50 % du linéaire kilométrique. Sur 2000 km en projet, au moins 988 sont destinés aux autoroutes.

La déroute des routes demande un moratoire sur tous les projets d’infrastructures routières, y compris la médiatique A69 entre Castres et Toulouse. Ce projet autoroutier dont les travaux ont commencé à l’automne 2023 suscite une forte opposition sur le terrain auquel les autorités répondent par une violence rarement égalé dans ce genre de lutte écologique. Comme pour le GCO, avec cinq ans d’écart, l’Etat veut passer en force alors que de sérieux doute sur le bienfondé de l’utilité publique du projet au regard des enjeux écologiques et des alternatives à la route qui existent. Les opposants vivent ce que les militants ont pu vivre ici en Alsace avec le GCO.
L’idée du moratoire, c’est de faire une pause sur tous les projets dans l’attente de leur réexamen au regard des stratégies fixées par l’état (la France s’est engagée dans la Stratégie Nationale Bas Carbone et à l’objectif Zéro Artificialisation Nette – ZAN – en 2050) et des enjeux climatiques écologiques et sanitaires auxquels nous faisons face.
Aujourd’hui, l’Etat dit que ce n’est pas possible. Il manque juste de courage. Une situation a contrario des discours d’intention face à la réalité du terrain et déjà évoqué. Souvent, les élus locaux, bousculés dans leur certitude, veulent réduire une lutte locale a un territoire précis. Si on n’est pas du coin, on n’a rien à dire, on ne peut pas comprendre. Or, le dénominateur commun à toutes ces luttes a des transversales communes. Derrière les projets locaux, il y a d’énormes enjeux globaux. Avec la coalition, il s’agit de hisser les luttes locales au niveau global sur l’échiquier national.

Quelques dates marquantes :

  • Juillet 2022 : le moratoire est rendu publique.
  • Septembre 2022 : une délégation de la coalition est auditionnée à l’Assemblée nationale à lire ici.
  • Octobre 2022 : la collation nationale dépose des propositions d’amendements au Projet de loi finances 2023 à l’attention des groupes parlementaires de l’Assemblée Nationale.
  • Décembre 2022 : Guillaume Gontard, sénateur de l’Isère, défend la proposition de moratoire sur les projets routiers au Sénatà voir ici et lire là.
  • Octobre 2023 : huit organisations dont la Déroute des Routes rencontre le ministre des Transports lire le communiqué commun à l’issu de la rencontre ici.

Malgré plusieurs coups médiatiques, pour le moment, la coalition fait face à un dialogue de sourd. C’est aussi conjoncturel et pas uniquement sur la question des routes.

L’heure n’est pas à la revue, mais à un moratoire pour une réflexion systémique sur la politique du tout-routier et ses alternatives

Nos organisations ont rencontré ce jeudi 12 octobre en matinée le ministre des Transports Clément Beaune pour entendre ses propositions sur la revue en cours des projets routiers… lire la suite

– REVUE DE PRESSE –

TRANSPORT : LE COURAGE POLITIQUE EN QUESTION

Si la mobilité de demain est au cœur des préoccupations, le courage politique quant à lui questionne.

Nous avons évoqué les projets routiers en Alsace et la réponse de Frédéric Bierry, le président de la CeA, quand on questionne le département sur la pertinence de ses projets. Nous avons également parlé du contexte autour du tout-automobile, notamment de la problématique liée au trafic routier. Ce qui se passe en Alsace, se déroule ailleurs. Aucune région n’est épargnée. Pourtant, tout n’est pas noir comme le goudron.
Aujourd’hui, un seul département a osé remettre en question ses projets routiers. Il s’agit de la Loire-Atlantique qui, en 2022, a décidé d’abandonner une vingtaine d’aménagements dans son programme d’investissement routier et cyclable. Sur 600 hectares qui devaient être aménagés, seulement 150 le seront.
En Europe, le Pays de Galles a lui aussi remis en question les projets routiers sur son territoire. C’était en 2021. Durant 2 ans, les projets ont été suspendus. Puis, en 2023, le gouvernement Gallois a rendu public les projets abandonnés et ceux maintenus, dont beaucoup revus à la baisse. L’idée du législateur est de soutenir le transfert modal et réduire les émissions de carbone.

Mettre en dé-route est un enjeu stratégique. Les routes servent au développement économique. Elles ne sont pas là pour nous servir. Elles nous asservissent. Sortir de la logique du tout routier, c’est aussi permettre de réduire encore plus l’artificialisation des sols –[6] quentraîne les nouvelles routes –[7].

DERRIERE LES PROJETS LOCAUX, IL Y A D’ENORMES ENJEUX GLOBAUX

La Déroute des Routes permet de visibilisé l’ensemble des luttes contre les projets d’infrastructure routiers, de créer du lien avec d’autres organisations nationales et ainsi, de créer un rapport de force avec l’Etat.
La coalition, c’est aussi un espace de dialogue intercollectif et d’entraide avec des rencontres régulières et un système de plénière une fois par mois. C’est aussi des actions durant l’année 2023 avec plusieurs milliers de participants.


MAINTENIR LE CAP ET LA PRESSION MILITANTE.
METTRE EN DÉ-ROUTE, UN ENJEU STRATÉGIQUE.

Même avec un discours d’intention en faveur des mobilités douces, la route reste en tête des choix par défaut soutenus par les collectivités et l’État en 2024. On parle souvent de route « multimodale ». Un prétexte pour toujours plus de routes, sans une réelle remise en question du système, ni même comment résoudre le cœur des maux qu’est le trafic routier et ses nuisances. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour une véritable révolution des mobilités. Même s’il y a une légère prise de cons-cience chez certains décideurs politiques, elle n’est pas encore suffisante pour inverser la tendance.

Pour autant, la mobilisation citoyenne est l’œuvre et la coalition La Déroute des Routes mutualise les synergies autour des luttes provoquées par les projets routiers dont l’utilité est discutée et discutable. Maintenir le cap et la pression militante est nécessaire pour qu’enfin les discours d’intention face aux enjeux climatiques et de santé publique soient enfin en adéquation sur le terrain de la vie de tous les jours.


Le collectif GCO NON MERCI dans ses 10 solutions pour faire sauter les bouchons,
milite pour des mobilités douces et durables


  1. Le trafic de camions vs le trafic de transit / note1 ↩︎
  2. GCO : Derrière l’embellie de façade que présente Vinci de son autoroute, la réalité est moins jolie / note2 ↩︎
  3. ZAN : la carte des 424 projets d’envergure nationale enfin révélée / note3 ↩︎
  4. La loi Zéro artificialisation nette des sols (ZAN) ne s’appliquera pas à tous. Le gouvernement a révélé la liste des projets “d’envergure nationale” qui y échapperont. Sur les 167 exemptions, celles concernant les routes pèsent 28 % des surfaces. / note4 ↩︎

  5. 91 projets identifiés par la Déroute des Routes qui pèsent près de 20 milliards d’euros d’argent public – donnée DDR novembre 2022 / note5 ↩︎

  6. 21300 hectares : 21310 correspond au nombre d’hectares artificialisés en 2023 en France = 2 x la surface de Paris artificialisé en une année. C’est 650 ha de plus que l’année précédente — FNH · 15 novembre 2023 / note 6 ↩︎
  7. 7 000 hectares, soit l’équivalent d’environ 8903 terrains de foot — données DDR novembre 2022 / note 6 ↩︎