Pourquoi l’évaporation du trafic est essentielle pour planifier et transformer les mobilités

Octobre 2012. Sur le pont Mathilde à Rouen, qui concentre 40% des traversées de la Seine en voiture, un camion-citerne s’embrase, endommage la structure du pont qui est immédiatement fermé à la circulation et le restera pendant près de deux ans. Sur les 90 000 véhicules qui circulaient journellement avant la fermeture, la moitié disparaissent des comptages automobiles, soit 20% du trafic motorisé traversant la Seine. Même si le plan de circulation temporaire crée des difficultés, le chaos redouté par beaucoup n’a pas eu lieu.

L’évolution du trafic suite à la fermeture du pont Mathilde à la circulation motorisée. Source : thèse – « L’évaporation du trafic, opportunités et défis pour la mobilité d’aujourd’hui et demain » Réalisation : Pauline Hosotte

La trafic déduit

Une seule route vous manque, et tout est chamboulé ! Lorsqu’un itinéraire se retrouve fermé au trafic motorisé, volontairement (travaux pour la construction d’une ligne de transport en commun, plan de circulation) ou involontairement (accident, éboulement, glissement de terrain), une partie du trafic « disparaît » spontanément. Comprenez : le même nombre de véhicules ne se retrouve pas reporté sur d’autres itinéraires, et ce parfois durablement lorsque la réduction de la capacité routière est entérinée. Les ordres de grandeur de diminution du trafic varie entre 10 et 20%. C’est un phénomène important, loin d’être anodin, et qui semble plus important que dans le passé, même s’il a été remarqué dès les années 1960 par Jane Jacobs, farouche opposante de l’architecte-urbaniste en chef de New-York Robert Moses, à propos du parc Washington et relaté dans son célèbre ouvrage Déclin et survie des grandes villes américaines.

Le phénomène d’évaporation du trafic résumé en un schéma. Source : « La route, c’est la vie » : repenser notre mobilité pour l’après COVID-19 » Réalisation : Pauline Hosotte

Contrairement au père Noël, cette « évaporation du trafic » (aussi appelé « trafic déduit ») existe. La preuve : l’ingénieure et docteure en sociologie urbaine Pauline Hosotte l’a rencontrée… dans sa thèse, sous la direction du sociologue Vincent Kaufmann, dans le cadre d’un travail mené au bureau d’études TRANSITEC (Suisse) – Optimiseurs de mobilité et au Laboratoire de Sociologie Urbaine – LaSUR de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Voilà un sujet particulièrement peu consensuel, susceptible d’intéresser tous les spécialistes de la mobilité, parce qu’il touche à un sujet crucial : le très désiré changement de comportement à l’heure de l’essoufflement du modèle de la motorisation de masse (saturation des routes, urgence climatique, crise énergétique). Contrairement à une conviction longtemps partagé chez les ingénieurs, le volume du trafic n’est ni incompressible ni toujours croissant. Il peut diminuer et se réorganiser.

Quasiment absente de la littérature scientifique, l’évaporation du trafic suscite des fantasmes dans le champ de la recherche comme dans le champ professionnel : il y a les férus enthousiastes du trafic déduit qui estiment que le phénomène justifie à lui seul de prendre des mesures radicales de restriction de la circulation (puisque les automobilistes peuvent se volatiliser en nombre, faisons-les disparaître!), il y a les plus sceptiques qui pensent qu’il s’agit là d’un concept fumeux (plus enclin à s’évaporer que les voitures), et puis tous ceux qui font le constat de l’existence du phénomène mais n’en saisissent pas les raisons et ont grand peine à établir des liens entre déplacements, urbanisme et comportements de mobilité : une sorte de « part des anges » miraculeuse tombée du ciel ! Pauline Hosotte contribue à qualifier, à quantifier et donc à objectiver ce phénomène encore mal connu, à partir d’études de cas spécifique en France et en Suisse. Elle aborde les impacts et les enjeux à court, moyen et long terme de l’évaporation du trafic. En France, l’économiste et urbaniste Frédéric Héran avait déjà largement contribué à défricher et à documenter ce sujet. 

Que se passe-t-il ? Le travail précieux de Pauline Hosotte, qui s’appuie à la fois sur des méthodes quantitatives et qualitatives, permet d’explorer la gamme de comportements. Des usagers renoncent à des déplacements habituels, qui sont purement et simplement annulés dans une forme de démobilité. Ils trouvent parfois une alternative grâce aux services en ligne. Certains voient leur destination changer (et parfois cette destination est plus lointaine que la précédente), ou changent plus classiquement d’itinéraire pour aller vers la même destination (report spatial). D’autres diffèrent leurs déplacement à d’autres moment de la journée ou de la semaine (report temporel). D’autres encore sont réalisés sur le même itinéraire ou un itinéraire équivalent, mais avec d’autres modes que la voiture (report modal). Les effets sont positifs au-delà du périmètre strict de l’itinéraire concerné, d’autant qu’avec la digitalisation des services et le développement des télé-activités accélérés par la crise sanitaire, l’annulation d’un déplacement ne signifie plus la réduction du nombre d’activités. 

Il est possible de maîtriser ce phénomène, conclue Pauline Hosotte, mais il ne faut pas en rester à une « simple » analyse des flux. L’action publique en matière de requalification de voirie, de plan de circulation – et plus globalement de politique de mobilité et d’aménagement – gagnerait à prendre en compte la variabilité du trafic qui découle des choix d’aménagement. À condition que la baisse du trafic devienne un objectif partagé, et de vouloir comprendre finement les logiques de comportement des individus, le déclenchement du phénomène (volontaire ou non) peut alors s’accompagner d’une communication ciblée et de mesures d’accompagnement incitatives pour pérenniser les nouveaux comportements constatés.

Deuxième étape de construction des scénarios : la formulation des facteurs prioritaires

Typologie des reports de trafic, facteurs prioritaires et exemples de discours autour des impacts de l’évaporation du trafic. Source : « La route, c’est la vie » : repenser notre mobilité pour l’après COVID-19 » Réalisation : Pauline Hosotte

La mobilité par le choix de la motilité

La « motilité » – l’apprentissage de compétences, l’appropriation et l’adoption de nouvelles habitudes – est le socle des changements de comportements. Pour Pauline Hosotte, les pouvoirs publics devraient s’en emparer pour adapter leurs stratégies de planification, pour réaliser de projets ou encore pour la maintenance des infrastructures. Ainsi, les individus prédisposés à l’usage des modes actifs, et plus largement ceux qui possèdent des compétences suffisantes de multimodalité, se reportent plus facilement vers ces modes si les conditions de sécurité, de confort et d’efficacité pendant et après les travaux le permettent. Les automobilistes exclusifs, attachés à l’usage de la voiture, ne réalisent vraisemblablement aucun changement de comportement parce que le coût du changement est trop important et pas uniquement financier (efforts de recherche d’information, comparaison des expériences de mobilité notamment en termes de confort et d’efficacité). Les changements dépendent fortement de la motilité de la population, qui dépend elle-même de l’évolution de l’offre multimodale à disposition. Lorsque la réduction de la capacité est soudaine, les compétences s’activent plus facilement et l’apprentissage de compétences nouvelles et manquantes s’accélère. Il se produit une tolérance, une légitimité collective à changer son comportement. Finalement, les changements brutaux qui se produisent sont cependant moins importants qu’avec une contrainte progressive, conclut Pauline Hosotte. Ils sont confortés de manière pérenne dans les habitudes de mobilité avec une contrainte progressive.

Comme le montre l’exemple (détaillé dans la thèse) de Grenoble, où le trafic a baissé de 20% entre 1996 et 2018 sans que le tunnel sous la Bastille soit construit, l’évolution se déroule sur le temps long des habitudes comportementales. Cette baisse s’explique largement par une planification des mobilités ambitieuse, cohérente et de long terme : la construction du réseau de tramway puis du réseau cyclable à haut niveau de service chronovélo, la réduction de l’accessibilité au centre-ville en voiture ont permis un report modal efficace. Les nouveaux habitants façonnent leurs habitudes de mobilité à travers la situation et l’offre multimodale qu’ils découvrent à leur arrivée. Dans un parcours de vie, le déménagement agit comme un élément déclencheur majeur.

Dans ses pistes de recherche, la docteure précise qu’il serait intéressant d’étudier le point de vue des décideurs afin d’apporter d’autres éclairages sur la question de l’évaporation du trafic, et notamment des barrières aux projets de diminution des capacités de voirie (conflits d’intérêts, ressources limitées, contraintes de pouvoir, périmètres de décision…). Une démarche vitale et souhaitable pour agir sur la véritable source des problèmes urbains et non sur ses symptômes, soutenir des mesures incitatives fortes favorisant la multimodalité et l’intermodalité et permettre l’acceptation et l’amplification du changement.


SOURCE / Documentation :

Source / publié par

Sébastien Marrec

Doctorant en urbanisme et aménagement à la Ville de Paris. Etudie les politiques cyclables en Europe (France, Pays-Bas)


« Un article à lire pour tous les pro GCO, pro VLIO, pro fermeture du tunnel de Rungis*, aux piétons et aux cyclistes (où il y a désormais plus de 400 cyclistes/jour), à tout ceux qui n’ont pas connaissance de certains travaux scientifiques et qui ne savent toujours pas que le réchauffement climatique est prévisible…. »

Pierre Peloux

*tunnel qui relie Cronenbourg (Strasbourg) à Schiltigheim

Quand le trafic s’évapore

On pourrait penser que, chaque fois qu’une voie de circulation automobile est retranchée, la congestion routière augmente et que les véhicules iront encombrer d’autres artères. Mais plusieurs observations démontrent que c’est souvent le contraire qui se produit. Dans plusieurs cas, la circulation automobile se volatilise, selon un phénomène un peu mystérieux baptisé « l’évaporation de la circulation ».

Jeanne Corriveau, explore également la question de l’évaporation du trafic. C’est à lire ici.

 « S’il y a de la place, les gens vont se déplacer davantage. S’il n’y en a pas, ils vont se déplacer autrement. »

Christian Savard

Le collectif GCO NON MERCI dans ses 10 solutions pour faire sauter les bouchons, milite pour des mobilités douces et durables

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